LE FRANÇAIS EXPLIQUÉ

Grammaire de la francophonie.

(cours conversation)

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AVANT-PROPOS

Grammaire.

Pour parler ou pour écrire, il faut avoir une certaine connaissance pratique de la grammaire. Chacun sent dans le langage des contenus affectés à des formes. La langue met en relation des sons, des mots, et d'autre part des contenus. On peut d'ailleurs définir la grammaire à partir de la pratique individuelle de la parole comme forme-sens. Elle est ce que nous extrayons des paroles entendues en y reconnaissant des mots, des sons, des lettres... et qui nous permet de percevoir du sens mais aussi de communiquer en générant de nouvelles phrases.

Ces mots, ces sonorités, ces phrases, que véhiculent-ils? Quels en sont les contenus? Des idées? De l'information? Rien de plus?

Beaucoup plus. À vrai dire : de tout, n'importe quoi. Des faits et des objets, des idées et des sentiments, des effets et des intentions, des attitudes et des situations... et même du vocabulaire (on peut parler des mots) ou de la grammaire (la métalangue, ou langue de la langue, c'est-à-dire la terminologie linguistique) Y a-t-il une seule chose qui ne passe pas par le langage? Oui : ce que nous sommes nous-même, notre contact avec notre corps dans l'instant présent, cela semble indicible alors que c'est ce qu'il y a de plus authentiquement réel pour chacun.

Mais voyons de plus près la diversité des formes linguistiques. Quelles sont les formes linguistiques les plus typiques (celles qu'on retrouve à peu près dans toutes les langues, avec leurs particularités)?

Des voyelles et des consonnes, des lettres, des mots, des variations grammaticales, des assemblages... Tout type de signifiant, et leur combinaison. Chaque langue fait son choix : l'arabe a plus de consonnes, le français plus de voyelles. En chinois, en sängö, les mots changent de sens quand ils changent d'intonation (langues à tons). De plus, chaque "sujet parlant" fait ses propres choix parmi les formes disponibles dans sa langue. Il a son idiolecte. Les éléments de langue sont assimilés plus ou moins différemment par chacun. On s'aligne sur le signifiant des autres (la langue de bois) mais ce que cela veut dire (le signifié), mystère... On veut croire que si on dit la même chose, on pense la même chose... On ajuste ce qi se dit et ce qu'on croit que cela veut dire. C'est un travail poursuivi à toute occasion. Il n'y a pas dispersion, pourtant, mais convergence vers des structures partagées, car ces formes s'acquièrent en communiquant.

Alors, qu'est-ce qu'une langue?

Dans une collectivité donnée, une langue est un système d'échanges, constamment remis en oeuvre, entre des formes et des contenus. Dans la préhistoire, quelqu'un a dit «O!», en montrant le feu. C'était affecter une forme sonore à ce qui était alors vital. On échangeait ainsi avec les autres un ensemble cohérent de contenus (chaque fois recomposés, selon le besoin du moment) par le moyen d'une forme (et de sa modulation mélodique et rythmique). Celui qui entendait dire «O!» pouvait décoder (passer du son au sens) et réutiliser (passer du sens au son).

On voit mieux, dès lors, ce qu'est une grammaire?

Une description de la langue. Une prise de conscience des relations forme-sens. Un ensemble de règles et de définitions qui définissent un état actuel (mais sans doute déjà dépassé) des structures d'échange dans une collectivité.

Grammaire et nature.

On peut faire de la grammaire de plusieurs façons, notamment en insistant sur son aspect systématique, avec des systèmes de notations d'allure mathématique. Ici, nous prendrons comme objectif de saisir plutôt sa pratique, sur le vif des réalisations particulières, quotidiennes, publicisées, ou même littéraires... À la lumière de la linguistique mais sans écarter la tradition, on tentera d'analyser les phrases et les emplois de mot actuels.

Y a-t-il place, dans un cours comme celui-ci, pour une démarche personnelle? A-t-on le droit d'analyser par soi-même ce qui se dit? Évidemment oui -- mais en parler dans un cours, et donc faire de ses propres erreurs éventuelles la matière d'un échange avec le professeur et avec la classe?...

Non seulement c'est un droit mais c'est un devoir et même une nécessité dans le cas du français d'aujourd'hui. La pratique personnelle -- en dehors de laquelle on ne peut relier à des formes définies ce que les contenus ont de particulier -- est un point de départ à la fois unique et universel : inévitable et particulier à chacun. Tout le monde doit passer par là car il n'y a pas d'autre manière d'acquérir un système de signes en connexion avec un "monde". Comme ce "monde" n'est pas constitué seulement d'objets, il est "en train de se faire", avec nous et par nous.

De cette observation découle une méthode. Il devrait exister des grammaires naturelles, ou si l'on veut psychologiques, mais aussi environnementales, proches de ceux qui parlent, compatibles avec leurs catégories mentales, leur façon de voir, d'entendre, de sentir, leur comportement social.

Objection, cependant. L'étude de la langue appartient plus à la culture qu'à la nature. C'est donc aux spécialistes de fixer les règles et définitions. Les professeurs doivent se soumettre aux universitaires qui ont approfondi les questions. L'enseignement est le produit d'une élaboration culturelle. Il ne peut pas être naturel... La langue est un code auquel tous doivent se soumettre, par apprentissage. Non? Vous n'êtes pas de cette opinion-là? Alors, qu'en pensez-vous?

C'est sur la base de la nature que se sont édifiées peu à peu les langues, d'où vinrent ensuite les grammaires, qui sont des faits de culture. La culture ne peut guères s'éloigner de la nature. Que fait le spécialiste, et le professeur (et même l'élève...) sinon communiquer, échanger, formes et contenus, hérités mais actuels, collectifs mais personnels?

La linguistique, comme toute science humaine, doit s'orienter dans ses méthodes en tenant compte de son objet. Cet objet n'est pas aussi extérieur que celui des sciences dites humides comme la physique ou la médecine; il reste étroitement lié aux sujets (pas de parole sans sujet parlant). Il y a plus : celui qui étudie une langue ne peut le faire en dehors de celle qu'il parle et donc il fait lui-même partie du processus étudié. Il peut étudier une langue ancienne ou étrangère mais quand il étudie sa langue, il le fait dans cette même langue, avec les mots et les concepts de son groupe linguistique : il y a cercle, inévitable plutôt que vicieux(!) On veut savoir ce qui fait que certaines phrases sont valides ou non mais on ne peut le savoir qu'à partir de phrases jugées préalablement valides par la plupart des locuteurs de cette langue. On commence au milieu du phénomène. Les choses et les mots sont installés dans nos esprits, tout est "déjà là" mais tout n'est pas encore dit. Il reste à faire.

Qui peut juger de la validité des relations forme-sens? Qui est habilité?

L'Académie, dira-t-on. C'est en effet son rôle. Mais cette institution n'est pas généralisée. La France a sans doute raison de s'en enorgueillir mais il y a des langues et des grammaires qui s'en passent allègrement. On peut du reste évaluer son influence au respect que professent à son égard les écrivains. Il faut une norme et la choisir, dans les cas litigieux, n'est pas toujours facile. Pourtant, c'est l'ensemble des sujets parlants qui finit toujours par avoir le dernier mot. Académiciens, spécialistes, professeurs finissent par entériner les usages qui se généralisent, avec ou contre eux. Les phrases qui comportent leurs effets sont et seront toujours produites par des individus en situation (donc aussi par les élèves et par l'homme de la rue, comme par les écrivains).

Quelle peut être, dès lors, la "grammaire naturelle"? Quel est son corpus? Comment peut-elle procéder?

Une grammaire naturelle est ouverte sur tous les aspects actuels de son objet (la langue des personnes présentes). Du côté des formes, elle relève la diversité des "parlures", des "usances" (selon les lieux et les époques). On distingue le régiolecte et l'idiolecte. Du côté des contenus, elle cherche à retrouver le contact entre langue et nature, elle nous rapproche de ce qui est le plus près de nous, de ce à quoi nous avons accès même avant de pouvoir l'exprimer, à notre pensée, à notre désir de communiquer, à notre attention au détail des formes. Ne dirait-on pas que parole et pensée se produisent l'une l'autre alternativement?

Quant aux méthodes, la grammaire naturelle utilise aussi bien les moyens légués par la culture que ceux qu'elle se forge. Mais elle se concentre sur les normes, car ce sont les formes reconnues d'avance comme communes à une collectivité donnée. Elle cherche à les valider sur un groupe représentatif.

Comment délimiter le corpus d'une recherche grammaticale "naturelle"? Où prendre la mesure des faits de langue sur tout un groupe?

La solution des sciences humaines en général est de faire passer des tests. En expérimentant sur des échantillons représentatifs d'une population des ensembles de questions à choix multiple, on peut interpréter les réponses recueillies à l'aide des indices disponibles en statistique et en édumétrie. La langue réelle, le français d'aujourd'hui, même si ses modèles sont dans les livres, est vivante dans les consciences linguistiques des sujets parlants. Il faut donc des expérimentations menées suivant les techniques de sondage.

Mais l'étude des relations forme-contenu a d'emblée quelque chose de particulier à la nature. Celle-ci a sa place dans la grammaire. Il y a dans la plupart des langues des formes qui représentent directement l'environnement immédiat. Quelles sont ces formes, en français? Donnez-en quelques exemples.
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Ici, là, hier, demain, je, tu, nous, vous, mon, ton, son, ma, ta, sa, etc. Dans ce type de formes, la nature a sa place avant toute conceptualisation linguistique, prioritairement. Par exemple, pour expliquer un pronom, plutôt que de le voir comme le remplaçant d'un nom (approche léguée par le passé), on peut le situer dans l'environnement des interlocuteurs (approche nouvelle). Dans ce cas, lui ou on s'expliquent par rapport à un contexte réel. Dans un dialogue, inutile de se nommer par un nom. Les noms, propres ou communs, viendraient plutôt s'ajouter pour plus de clarté. S'ils appartiennent au domaine des noms propres, ils rendent compte de l'environnement culturel. En suivant la nature, on pourrait prendre une photographie pour montrer le contenu d'un mot concret; enregistrer un instrument de musique (ou siffloter) pour reproduire une intonation... Tout ne passe pas par les noms.

Objection : une grammaire naturelle peut-elle se servir des catégories grammaticales (nom, verbe, qualifiant, pronom...), qui n'ont certainement rien de "naturel"?...
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La grammaire ne peut pas être strictement naturelle. Il faut passer des sensations aux idées à l'aide de mots abstraits et de phrases complexes. On restera en contact avec la réalité et la diversité des situations en se refusant à utiliser un mot abstrait en dehors de son contexte, en prenant soin de l'illustrer sans cesse d'exemples.

Mais la grammaire naturelle tiendra aussi à répondre aux besoins effectifs des apprenants selon leurs niveaux. Ceci la rend pédagogique sans fioritures, du seul fait des contenus adaptés aux individus.

Quelle est la meilleure pédagogie grammaticale? Celle des formules mnémotechniques (Apprends avec deux p qu'apercevoir n'en prend qu'un)? Celle de la dictée?
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La dictée est un exercice qui a fait ses preuves, notamment pour la compréhension et l'orthographe. Les formules ont leur utilité. Cependant, tout ramener à des formules serait de la cuistrerie. De plus, quels qu'ils soient, les exercices qui imposent des solutions identiques pour tous négligent la spécificité des partenaires essentiels du processus d'apprentissage : les étudiants et les étudiantes. Or ce sont eux qui procurent (déjà par leurs ignorances), aux enseignants qui les guident, l'occasion de repenser le fond et la forme de leur enseignement grammatical et de resimplifier encore et encore la théorie afin de toujours mieux comprendre la langue. À force de ne pas vraiment saisir et de ne pouvoir justifier leurs fautes, ils acculent l'enseignant à analyser davantage les difficultés, en se mettant à divers points de vue, théoriques ou simplement pratiques, et si possible à leurs points de vue.

Objection : ce ne serait pas plutôt le maître qui sait, et l'élève qui ne sait pas? Cette opposition est fondamentale en situation scolaire. Ou bien serait-elle pure convention, abstraction commode, moule imposé par la société?
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Comme toutes les conventions sociales, la situation d'apprentissage a son utilité mais il est trop facile de trancher les rôles. Les profs savent... mais savent-ils discerner les lacunes des élèves et ceux-ci ne sont-ils pas les seuls à pouvoir combler ces lacunes? En réalité, s'agissant de langue, professeurs et élèves sont à égalité avec tous les autres sujets parlants. Ils commencent à parler en recevant globalement des segments de texte sertis dans un contexte réel. Ils sont donc obligés de parler par blocs, reproduisant des phrases entendues, sans pouvoir tout analyser. Ceux qui passent pour parler bien analysent davantage et peuvent introduire plus de nuances, ou s'exprimer plus concisément. Ils peuvent aussi mieux enseigner.

Chacun a sa façon de parler parce que chacun applique un système de règles informulées et l'adapte aux contextes éventuels, selon sa terminologie du moment (qui peut aussi être celle de l'interlocuteur). Il en résulte que la vie de la langue suit une évolution multidirectionnelle, assez imprévisible. Par exemple la féminisation des noms de profession a semblé gagner du terrain puis elle s'est arrêtée et même elle a reculé. De même, l'accent circonflexe a commencé à s'instaurer seulement au XVIIIe siècle et aujourd'hui il est en recul. La norme académique semble offrir un sol ferme mais elle s'adapte au mouvement général, souvent avec un certain retard.

Existe-t-il une méthode scientifique de description pour un phénomène aussi complexe? Peut-on par exemple établir une hiérarchie entre les variantes disponibles, mesurer un niveau de compétence des usagers?
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Les indices statistiques des répondants aux tests expérimentaux montrent que les besoins particuliers peuvent converger si l'on tient compte des niveaux de compétence. On peut même tirer des réponses d'un groupe à des listes de questions à choix multiple ce que l'on appelle des strates de compétence collective. (Vous en verrez plus loin des exemples.)

Par où commencer?

Pourquoi ne pas partir du connu? Chacun sait que la grammaire est composée de règles; le dictionnaire, de définitions. On considère aussi l'orthographe comme un préalable. On est toujours disposé à ajuster son vocabulaire. On prend parfois le temps de raffiner sur le style. Dans quel ordre aborder ces divers aspects? Y a-t-il un commencement et une fin intrinsèques aux études de langue?
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La table des matières habituelle va des lettres aux mots, aux variations de forme, enfin aux assemblages syntaxiques. Le résultat est que la partie syntaxe n'est jamais traitée aussi complètement que les autres.

La grammaire offre des listes de formes correctes. L'analyse n'a-t-elle pas son importance? La nature ne requiert-elle pas de découper la chaîne sonore?
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Il faudrait savoir découper, reconnaître notamment de quoi est fait un mot. On atteint mieux le sens en s'habituant à distinguer dans un mot ce qui est racine lexicale, préfixe, suffixe, terminaison. Et les phrases se découpent en assertions et en groupes syntaxiques.
Pour les mots lexicaux, ceux du dictionnaire, le désordre est pire: il remonte au latin et même aux Sumériens : c'est l'ordre "alphabétique". Ordre commode parce qu'universellement reconnu, mais inventé au fil des siècles, devenu totalement arbitraire, et qui n'a aucun rapport même avec la structure des phonèmes (les voyelles par exemple ne sont pas réunies). Il n'a pas plus de rapport avec le sens. Verser est à la lettre v mais déverser, à la lettre d, à côté de déverrouiller. Les mots de même préfixe (-) sont réunis mais loin de leur racine (verser, verrou).

Alors, dans quel ordre souhaiteriez-vous de procéder, dans ce cours?
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Côté théorie, on peut garder qqch. du plan traditionnel (graphie - formes - sens - assemblage) mais côté pratique on reste en contact avec des cas concrets où tout se tient, en sorte qu'il faudrait prendre d'emblée une vue d'ensemble du fonctionnement de la langue. Nous allons osciller des généralités aux détails et des faits aux méthodes, assez librement pour que tous les aspects restent présents à l'esprit, comme ils le sont déjà dans la pratique courante. C'est naturel, en somme. Cet ordre était connu déjà des Anciens. Il a en français son nom latin d'origine: "in medias res" (par le milieu). Après le coup d'oeil d'ensemble de l'avant-propos, on va au plus évident (l'orthographe), on progresse à mesure que des aspects se dévoilent, mais en revenant parfois sur ses pas pour ne rien négliger. On termine de nouveau par une vue d'ensemble qui approfondit et clarifie ce qui était indiqué dès le début.

Plan du cours.

1 L'orthographe. Accents. Consonnes doubles. Alphabet latin et sonorités françaises.
2 Formes verbales.
3 Accord du verbe.
4 Propriété des termes. Emprunts (anglicismes)
5 Le qualifiant.
6 Actualisation du groupe du nom (les déterminants) et du groupe du verbe (les pronoms).
7 Construction du verbe.

8 Formes du nom. Pluriel et féminin.
9 Accord selon le contexte ou le co-texte.
10 Le mot lexical. Les parties du mot. Préfixe. Suffixe. Paronymes. Homonymes.
11 Le trait d'union.
12 Majuscule. Abréviations.

13 Les liens syntaxiques (prépositions, conjonctions, pronom relatif).
14 Découpage et marquage.

15 Agencements. Ponctuation.
16 Fonctions syntaxiques.
17 Saisie du sens. Sémantique. Concept et réalité.
18 Les niveaux d'analyse, les branches de la linguistiques. Grammaire et pragmatique.

Quelques termes ne vous sont peut-être pas encore familiers : qualifiant, actualisation, co-texte, paronymes, pragmatique... Vous les trouverez dans l'abrégé (et, comme pour tout autre terme que vous voudriez démystifier sur-le-champ, il y a aussi l'index de la clé des procédés, qui se trouve à votre disposition sur le site internet www.cafe.edu).

Quelle serait, pensez-vous, l'intention qui sous-tend un parcours comme celui de ce plan? La clarté logique? Ou plutôt une certaine activité des divers sujets parlants?
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L'intention est de donner la possibilité d'apprendre progressivement à analyser en tenant compte de tous les aspects. On peut voir le texte comme une horlogerie constamment resoumise à de nouvelles intentions expressives en situation. Le plan cherche à balayer successivement tous les recoins en adaptant chaque fois la méthode à son objet particulier (graphie, sonorité, formes, assemblages). Ceci est en rapport avec l'objectif spécifique du cours : la formation à l'analyse et la résolution de tout ce qui peut survenir comme problème de langue, non seulement en général mais dans le détail des textes, en tenant compte de la diversité des situations.

Et vous voici prêt(e)s à aborder le travail, en commençant par une vue générale aussi large que possible.

Vue d'ensemble sur la langue française. Ses quatre «dimensions».

Beaucoup de nos termes de grammaire, comme les lettres de notre alphabet, remontent à une vingtaine de siècles, au latin et au grec. Toutefois, depuis Saussure, et plus récemment, par les «philosophes du langage», la nature des langues et leur fondement ont été repensés dans une optique plus adaptée. Cette réévaluation porte ses fruits jusqu'au niveau élémentaire, où l'on a pu observer par exemple que les enfants apprenaient plus facilement l'orthographe en faisant un détour par l'alphabet phonétique. La pratique d'une écriture «au son» permet de mettre ensuite en évidence les variantes graphiques dues au passé.

Mais toute nouveauté a ses partisans et ses détracteurs. Que pensez-vous, personnellement, de la linguistique et de la grammaire nouvelle? Y êtes-vous opposé(e)?
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Il est bon de se montrer fidèle au passé, notamment à une terminologie traditionnelle, et aux habitudes orthographiques si patiemment conquises, qui ont leur prix. Cette fidélité favorise la communication puisqu'elle donne une base d'échanges commune à tous. Mais le passéisme, systématique, est de l'immobilisme.

Les règles seront mieux appliquées si elles s'expriment dans une terminologie adéquate au phénomène. Et la langue sera plus claire si les formes correspondent davantage au fond. De toute façon, il y a des valeurs sûres. Tout le monde ne sait-il pas ce que c'est qu'un mot?

Et pourtant... Au fait, pour vous, un mot... c'est quoi exactement?
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Une forme-sens minimale? Un assemblage de syllabes? Ou des lettres regroupées? Ces trois définitions sont tout à fait différentes. Il importe de distinguer entre mot graphique, mot phonétique, mot lexical... Les catégories grammaticales ne sont pas des essences intemporelles : elles dépendent des langues auxquelles on les applique. Le mot allemand n'a pas les mêmes limites que le mot français ou que le mot esquimau. Termes et contenu ont tellement évolué depuis Quintilien et Cassiodore (De ortho graphica)! Le français n'est pas comme le latin... Le nombre des voyelles a presque triplé.

Quoi qu'il en soit, on peut considérer que les notions de bases ne changent pas, tout de même, direz-vous. Non? Peuvent-elles évoluer?
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Comme toute chose. À l'échelle des siècles, il y a des modifications, parfois décisives. La notion de mot phonétique, par exemple, n'est pas pertinente en latin. La déclinaison indique le «cas», la fonction grammaticale. Rosis = aux roses. Les suffixes des déclinaisons faisaient corps avec le mot lexical et ils ne recevaient pas d'accent de durée. En français, l'allongement de la tonique permet non seulement de désigner le mot chargé de signification, mais encore d'annoncer la fin du groupe syntaxique. Cette marque, orale, ne coïncide pas avec l'espace graphique permettant d'écrire en mots distincts. Dans avec de la mayonnaise, il y a un seul groupe syntaxique, un ou deux mots phonétiques (selon la prononciation), quatre mots graphiques, un mot lexical (mayonnaise) et trois mots grammaticaux (avec de la). La syllabe la plus longue est aiz'. Cet allongement de la tonique délimite des mots phonétiques qui sont aussi des groupes syntaxiques. Le phénomène est assez net et général pour servir de règle. Il n'est pas très conscient chez la plupart des «usagers de la langue». Il n'en est pas moins constant, et perceptible à une oreille avertie.
Or, c'est dans les limites de ces mots phonétiques, qui sont aussi le plus souvent des groupes syntaxiques, que prennent place, comme noyau, trois espèces grammaticales qui sont le fondement de notre langue : verbe, nom et qualifiant. La composition de la cellule linguistique de base est donc très différente en latin et en français.

Par cet exemple, qu'il faudra retenir pour la suite du cours, on voit déjà qu'il y a des particularités dans les notions de base. Y a-t-il, cependant, des notions si essentielles qu'on puisse les rencontrer dans toutes les langues? On distingue partout deux aspects fondamentaux. Toute langue a des formes et des contenus. Êtes-vous d'accord sur ce point?
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Les Anciens disaient : les mots et la pensée. Les linguistes parlent de signifiant et de signifié, qui sont "les deux faces du signe". Les philosophes parlent du fond et de la forme... On regroupe ainsi le sémantique d'un côté et le linguistique de l'autre.

Ces deux aspects forment-ils des ensembles observables, cohérents ou bien ferait-on mieux de les subdiviser, de distinguer dans la forme ce qui est phonétique et ce qui est morphologique, par exemple? Le e du féminin (morphologique) est-il le même que le e final (phonétique) dans cousin - cousine?
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Le e final est souvent muet, mais il dénasalise la voyelle précédente (Jean - Jeanne; bon - bonne). Le système graphique du français (dans lequel oi se prononce wa) s'est progressivement éloigné de celui du latin. L'utilisation des sons pour modifier le genre ou le nombre a cédé le pas à de simples lettres qui ne se prononcent plus (le s du pluriel). Tout cela pour dire que... la morphologie est un aspect de la langue qui est bien distinct de la phonétique.

Ces deux aspects font partie de la forme. Leur relation peut se préciser avec le concept de réarticulation de Martinet. Pour ce linguiste, le système des sons est une réarticulation du système des mots lexicaux, des variations de forme et de la syntaxe.

Prenons les termes précis. On dira que le signifiant a deux niveaux d'articulation. La distinction qu'on fait entre les sons permet de distinguer entre les racines lexicales. Le b de bon et le p de pont ont une fonction au niveau de la formation de mots lexicaux distincts, bon et pont, qui vont ensuite recevoir des signifiés. Ou bien on présente les choses en sens inverse. Pour opposer bon et pont, on se sert de la différence entre b et p.

Et que se passe-t-il du côté des contenus, des «signifiés»? N'ont-ils qu'un seul niveau de sens? Ou bien auraient-ils aussi une double articulation?
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Le sens des mots est à un niveau proche du texte. Il y a du signifié aussi dans la situation. Le mot bon a un sens fondamental mais sa vraie valeur dépend du contexte et des interlocuteurs. Ce qui est en cause entre eux peut se dire de trente-six façons. Réciproquement le même sens peut se placer dans plusieurs centaines de situations... Il y a deux niveaux de paradigmes du signifé. (Pour une vision d'ensemble des paradigmes, voir la Clé des procédés littéraires et cliquer sur opérandes.)

La grammaire, au lieu de rester unidimensionnelle, comme au moment de son apprentissage, dans la petite enfance, acquiert ainsi ses quatre dimensions fondamentales. Autant les désigner d'entrée de jeu, quitte à ne pouvoir explorer que plus loin les modalités d'application. Quelles sont les articulations du signifiant et celles du signifié?
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Signifiant : le physique (son, intonations, rythme, graphies) et le proprement linguistique (mot lexical, variation de forme, syntaxe). Signifié: énoncé (objets, idées, actions, personnes) et énonciation (interlocuteurs, contact, situation, intention). Mais reprenons ces divisions en nous plaçant davantage du point de vue de la nature en grammaire.
Parler, écrire, c'est produire des phrases qui se situent dans le temps des interlocuteurs. Les moyens techniques d'enregistrement et d'impression ont séparé la temporalité de la production et celle de la consommation. On ne lit pas par dessus l'épaule de celui qui écrit et le disque ou le ruban magnétique permettent d'entendre parler en différé. Or si les moments ne coïncident pas, la durée est nécessairement celle que chacun va consacrer à son activité et c'est là que se situe, au fond, l'existence du texte. Le texte n'est enregistré ou imprimé que comme possibilité de lecture ou d'audition. Quand il est lu ou écouté, il entre dans la durée de celui qui le profère ou de celui qui le décode, rythmant et formant son «être au monde» autant qu'il lui donne de l'information. Cette durée du texte est donc façonnée dans nos existences mêmes et sa linéarité est le mode de son apparition dans nos durées personnelles. De quel aspect du texte pourrait partir une grammaire naturelle?
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De sa durée, mesurable en centisecondes mais aussi perceptible comme unité d'intention pour les personnes en présence, ou encore comme unité de production (livre, émission, cédé).
Regardons ce phénomène de plus près. C'est une durée qui se découpe, bien entendu. La phrase est souvent un amalgame de plusieurs actes de parole (délimités par «»,(),:;,... ou des coups de glotte, oralement). La phrase écrite n'est pas moins linéaire que l'enregistrement sonore. La division en pages et en lignes n'interrompt la durée que de façon graphique et quantitative.

Ce niveau de découpage du ruban sonore ou graphique est très général. Il reflète, certes, des contenus d'énoncés, mais il dépend surtout de l'activité et de l'attitude des énonciateurs. Les personnes qui communiquent entre elles par la phrase s'y montrent elles-mêmes ou tentent parfois de s'y effacer derrière une pure objectivité. À quelle articulation du signifié ou du signifiant ressortit le découpage du texte en actes de parole?
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On y trouve les interlocuteurs, leur situation, leurs intentions. Il s'agit donc de l'énonciation comme acte, ce qui est le niveau le plus général du signifié. Côté signifiant, il n'y a que les marques des limites de l'acte, coup de glotte, virgule..., qui sont au niveau physique. L'acte de parole est donc une unité d'énonciation. Telle est la première des «dimensions» de la nature grammaticale. Elle part du schéma de la communication. Elle est insérée dans un environnement.

On peut avoir le même contenu, dire la même chose, en une seule ou plusieurs phrases, avec un nombre de phrases variable. Les interlocuteurs et leur attitude réciproque ne changent pas pour autant. Se placer du point de vue de l'énonciation, c'est préciser qui parle, à qui, comment, pourquoi, sur quel ton, etc. pour choisir ensuite des contenus. Ceux-ci vont-ils aussi appartenir à l'énonciation? Sont-ils au même niveau?
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Ils sont une réarticulation des unités d'énonciation dans des unités plus spécifique, souvent réduite à un seul groupe syntaxique. On associe des mots aux objets, aux personnes, aux lieux, aux actions, aux événements, aux sentiments. Les relations aussi, qu'on établit entre des choses, produisent des idées désignées par des mots.

À titre d'exercice, sur un paragraphe que vous, lecteur ou lectrice, choisirez à votre guise, vous êtes invité(e) à souligner les mots lexicaux, porteurs de sens, qui vont constituer le noyau (et souvent le dernier mot graphique) du groupe. Exemple: Reconnaissons qu'il est impossible de fournir toutes les réponses; mais essayons d'arriver à poser les bonnes questions. Vous pouvez transcrire votre texte ici.
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Ces mots chargés de sens sont donc la manifestation dans la langue des contenus constitutifs de l'énoncé. Celui-ci est la "deuxième" dimension de la nature en langue, et la plus évidente. Elle contient les éléments de signification (ou «sèmes»).

N'y a-t-il que des mots lexicaux dans une phrase? Non. Les mots que vous n'avez pas soulignés, dans votre dernier exercice, ils servent à quoi? Ne les trouvez-vous pas très courts? Et ne sont-ils pas les plus fréquemment répétés, bien que l'on ne s'en aperçoive pas (comme si on pouvait les répéter sans inconvénient)? De quel genre de mots s'agit-il?
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Ce sont des mots graphiques mais ce ne sont pas des mots lexicaux. Ils servent à placer les unités de sens (ou sèmes) dans l'environnement. Ainsi chien et chat ont des sèmes communs («animal domestique» etc.) et des sèmes distincts, mais énoncer ces mots ne permet pas d'atteindre, en parlant, un référent déterminé. Cet ensemble de traits sémiques n'arrivera à viser quelque chose de réel que si des mots grammaticaux viennent le situer par rapport au locuteur (ce chat, mon chien), le placer dans son environnement. La relation du monde au je souvent implicite s'exprime pour les noms par ses déterminants, pour les verbes par ses pronoms. Ces petits mots grammaticaux ont donc une fonction qui dépend d'une des dimensions spécifiques du langage: l'environnement des interlocuteurs. On dit qu'ils actualisent le noyau sémantique du groupe syntaxique. Est-il important de considérer les actualisateurs, pour comprendre un texte?
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Aussi important que d'analyser le sens des mots lexicaux. Percevoir le fonctionnement des actualisateurs dans chaque groupe syntaxique donne au texte une assise dans le réel qui est indispensable au sens.

Mais tous les mots grammaticaux sont-ils des actualisateurs?
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D'autres mots courts et fréquents sont les prépositions et les conjonctions. Ils servent de lien entre les groupes. Ce ne sont pas des mots lexicaux. Comment les caractériser? Le mot grammatical qui sert de lien est au début du groupe, comme un crochet. Dans le groupe, l'ordre normal est donc: lien, actualisateur, mot lexical. Sous le pont en est un exemple standard. Ou Pour se détendre. Et Que tous le sachent.

Formez d'autres groupes syntaxiques complets (lien, actualisateur, mot lexical).
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En voici quelques-uns : S'il ne pleut pas. Avec un peu de poivre. Pour y gagner. Puisqu'il ronronne. Quand tout va bien. Près du frigidaire. À trois heures dix. Et avant ça? (Pour vous corriger illico, vérifier la présence initiale d'un lien syntaxique, d'un actualisateur et d'un noyau lexical, éventuellement de qualifiants.)

Pouvez-vous retrouver dans la table des matières proposée plus haut les quelques paradigmes (ou "dimensions du texte") qui viennent d'être exposés?
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Ils seront rassemblés dans le dernier chapitre, qui fait la synthèse du cours. Les autres chapitres portent chacun sur un point de vue bien spécifique : la transcription graphique (1, 10, 11, 12), l'emploi des mots (4), le rapport à l'environnement (2, 3, 6, 8, 9), le lien entre groupes syntaxiques (7, 13, 14, 15, 16), l'analyse conceptuelle (5, 17).

La table suit-elle un ordre logique?
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Un ordre logique serait sans doute celui des paradigmes ou «dimensions» du texte, qui viennent d'être exposés. La table répond plutôt à une préoccupation plus importante et suit un ordre heuristique (ce que le lecteur découvre) ou, si l'on veut pédagogique (bien qu'on s'adresse aux adolescents et aux adultes). La "nature" est pour nous, donc d'abord un objet de découverte progressive.
Mais le dernier mot appartient au lecteur. C'est de lui que dépend l'avenir du texte. Comment voyez-vous la participation que vous pourriez avoir, dans ces pages?
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Le lecteur a tous les droits, et d'abord celui de comparer les grammaires disponibles, de sauter les pages et les passages qui ne lui conviennent pas, et celui de s'attarder à celles qui lui paraissent éclairantes. Nous aimerions lui dire qu'il faut user pleinement de sa liberté de choisir et de former ou reformuler une grammaire qui soit davantage la sienne que la nôtre.

Apprendre de ce que l'on sait.

La langue est un emboîtement de structures à divers niveaux, du son au sens, mais son existence n'est pas fixe ou préétablie, elle est dans les synapses de chaque cerveau, qui s'activent lorsque la personne s'éveille au langage. C'est à partir de ce qu'on sait que l'on peut se forger un développement de ses capacités de parole. On va de l'idiolecte à la grammaire par un chemin personnel. On finit par rejoindre celui des autres du fait que c'est avec eux que l'on parle et dans la même langue.

Les questions à choix de réponses multiple tentent de reproduire une situation linguistique dans laquelle les échanges laissent place à des hésitations sur les formes ou les contenus ou leur relation. On y crée une sorte de microcosme de variation sur un problème d'expression.

Les liaisons, par exemple, posent régulièrement des problèmes de prononciation.
Un beau... abri. (Y a-t-il une consonne de liaison?)
1) -t- 2) -z- 3) (Rien) 4) (Autre chose)
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«Un beau... t-abri» déclare cet élève du primaire après une seconde d'hésitation. Erreur grossière? «Cuir», pour employer le terme technique pour les fautes de liaison? Sans doute, mais erreur révélatrice du fonctionnement de l'apprentissage et de la découverte des règles. Erreur judicieuse, linguistiquement et pédagogiquement parlant, car elle fait voir tout un cheminement de l'esprit qui, loin d'être défectueux, est parfaitement normal. Le hiatus est détecté. Un remède est cherché dans une consonne d'appoint. Des analogies sont mises en jeu. Le -z- de des abris (\Dè-z-abri\) est écarté, bien qu'il soit courant, du fait qu'il marquerait un pluriel. On se rabat alors sur une chaîne sonore usitée mais moins courante : le -t- de haut abri. Une telle faute ne dénote pas un manque d'intelligence.

Ici se découvre au contraire le fonctionnement normal de la conscience linguistique en plein accroissement de ses propres capacités. Il s'agit d'extraire des cas déjà rencontrés les relations stables qui pourraient constituer des règles. Évidemment, la "bonne réponse" comporte un raisonnement ou un savoir plus étendus.
Rép. Autre chose: un bel abri.
Mais Un haut (t) abri. Nos (z) abris. Un chaud (Rien) abri.
Règle En liaison, s et x finals deviennent toujours z. Ex. Nos (z) amis nous (z) ont trompés. Nos deux (z) amis.
Règle Beau, nouveau, vieux, fou et mou ont un doublet masculin en -l qui s'emploie quand le qualificatif précède un mot masculin singulier commençant par une voyelle ou un h muet.
Et Beau devient bel devant voyelle s'il est qualificatif, non s'il est substantif.
Expl. Usage euphonique. Le l est étymologique; devenant u, il aurait fait un hiatus.

L'apprentissage a donc tout à gagner à se fonder sur ce qui se passe dans l'esprit de chaque apprenant. On peut le reconstituer à partir des réactions de groupe mais d'abord, il importe d'arriver à discerner ses propres réactions aux problèmes linguistiques. Pour cela, il faut y attacher autant d'importance qu'au résultat visé, la perfection de la norme. C'est le comportement de la lecture même d'une grammaire qui est à ouvrir en direction de ses intuitions personnelles spontanées, de ses acquis antérieurs. Comment lire une grammaire naturelle? Comment y former et y reformuler la sienne propre?
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Surtout pas en y apprenant par coeur quoi que ce soit! En la lisant comme la pensée d'un autre, tout au plus. L'important est de bâtir son propre raisonnement donc de partir d'un examen tout à fait libre des exemples. Il faut donc se poser à soi-même les QCM sans regarder la réponse prévue. Creuser la question en faisant des comparaisons avec les cas analogues que l'on peut se rappeler en fouillant dans sa mémoire (la sienne à soi, dirait Achille Talon). On nous excusera d'insister mais chacun devient ici son grammairien car il faut aller, si possible, jusqu'à ébaucher une formulation de ses règles réelles, de sa façon de les appliquer. Il s'agit de ramener au conscient le fonctionnement habituel, largement automatisé, de sa langue (son idiolecte). On ne peut tirer tout le bénéfice possible de la grammaire naturelle qu'en passant par soi. Immense détour! Un monde d'automatismes à découvrir.

Comment pratiquer l'apprentissage autodidactique? Comment découvrir ses propres façons de faire fonctionner la langue? Avez-vous des suggestions? Les lectures occasionnelles et les échanges verbaux quotidiens ont-ils un rôle à jouer?
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Voici un moyen pratique. Ouvrez le premier livre, journal ou revue qui vous tombe sous la main. Lisez quelques lignes seulement. Prenez une feuille et écrivez tout ce dont vous parvenez à vous rappeler. Complétez au mieux pour que l'ensemble se tienne... Comparez au texte initial. Relevez les écarts, un à un. Que montrent-ils? À la fois votre position et celle de l'autre, sur des points de connaissances, de vocabulaire et d'expression.

Les fautes, s'il y en a, sont de celles qu'on aurait intérêt à bien comprendre pour y remédier... Repérage utile. D'autant que la faute est parfois du côté du texte initial! Exemple. Nous avions retenu et noté «...des cartes à puces qui reconnaissent le consommateur» alors que le texte lu précédemment disait «des cartes à puces et des agents intelligents qui reconnaissent les préférences du consommateur». Il y a bien quelques différences. Sont-elles minimes? Que signifient-elles?
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Parler des «préférences» du consommateur plutôt que du consommateur comme tel, c'est plus précis, bien plus subtil, et bien plus ouvert sur ce qui peut arriver d'intéressant. Notre lecture, superficielle, est maintenant dépassée par le sens visé.

En va-t-il de même pour l'ajout d'«agents intelligents» à «cartes à puces»? Pas tellement, car les cartes à puces sont déjà des agents intelligents. Ceux-ci sont même le générique de celles-là. Or on ne coordonne pas avec un générique. Le texte aurait gagné à une petite correction : «et autres agents intelligents».

La grammaire naturelle est celle de nos neurones, celle de la langue pratiquée, même inconsciemment. C'est dans les comparaisons de nos textes avec d'autres que nous pouvons l'amener à la conscience. Un «cas», un exemple, vaut mille mots et tous les symboles des grammaires formalisées. Des cours de grammaire proposent une algèbre de la langue. Parler demande-t-il de savoir faire parler les ordinateurs?
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Pas du tout, ou du moins pas nécessairement. De toute façon, les grammaires formalisées ont un substrat qui n'est autre que la grammaire naturelle de ceux qui les élaborent. On voit celle de Chomsky receler des anglicismes, inévitablement... Faut-il rejeter les grammaires formalisées?
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D'aucuns pensent :«Loin de nous tout excès mécaniciste!» Ce sont les linguistes qui possèdent si bien leur langue qu'ils peuvent enseigner avec, pour chaque forme, une explication particulière. La solution est-elle dans la mémorisation des formulations académiques doublées d'explications aux termes les mieux choisis? Suffit-il d'aller au sens tel que le perçoivent d'emblée les natifs les plus lettrés et de le supposer valable pour tout un chacun?
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La grammaire naturelle est plus largement ouverte sur les besoins les plus variés. Elle tient compte des régions et des groupes, voire des individus (dans la mesure du possible). Dans les groupes scolaires, la compétence est moindre, sans doute, que celle des grammairiens, mais les raisons sont simples. Les expérimentations et sondages par Q.C.M. débouchent sur une grammaire simplifiée qui est celle des apprenants. Chaque professeur aurait-il alors pour tâche d'interpréter les réactions de son groupe?
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Il est certainement le mieux placé pour ce faire. Par la statistique, si on a pris la peine d'enregistrer suffisamment de réactions spontanées, l'ordinateur va mettre à jour un ensemble de comportements diversifié (et néanmoins hiérarchisé). Là naît assez curieusement une convergence dans la simplicité et l'abstraction.

Le subjonctif, par exemple. Vialatte ne peut l'admettre avec après que, fait accompli dont l'excès de «réalité» serait incompatible avec un mode qui se définit justement par une insuffisance de «réalité» par rapport à l'indicatif. Les strates montrent cette subgrammaire comme tout à fait valable, à son niveau (mesurable) de compétence.

Autre exemple. Le de, prétendument inexplicable devant l'attribut d'objet (il y a deux vitres de cassées). Le raisonnement est pourtant structural et même simple: la construction directe est celle de l'épithète ou de l'attribut du sujet. Tout le monde ou presque «sent» qu'il y a un lien à marquer et que ce lien n'est pas «direct». Les grammairiens n'ont pas eu à lutter pour implanter la règle.

Mieux vaut donc travailler par soi-même, sur soi-même, avec les groupes réels, et avec les personnes qui les connaissent le mieux. «Cultiver son jardin» comme disait Voltaire. Nous donnons parfois, ici, avec les QCM, le tableau de leurs strates de compétence collective. Le détail de ces méthodes va paraître dans Le français enseigné sur mesure. Apprivoiser la norme. (Éditions du Cilf)

APPLICATION

Transcrire la phrase choisie et la version personnelle qu'on en a fait de mémoire. Compter les mots phonétiques. Souligner les mots lexicaux. Y en a-t-il autant ou plus que de mots phonétiques? Sont-ils toujours à la fin des mots phonétiques? Leur syllabe finale est-elle allongée?

Corrigé exemplatif.

Merci du bord des mers à celui qui se tourne

Vers la rive où le deuil, tranquille et noir, séjourne (Hugo, les Contemplations, 2,15).

Variante : Merci du fond du coeur

À celui chez qui le deuil séjourne.

Nb de mots phonétiques : 4 4 -- 2 4

Mots lexicaux : Merci, bord, mers, tourne, rive, deuil, tranquille, noir, séjourne -- Merci, fond, coeur, deuil, séjourne. On peut relever que trois mots lexicaux ont été captés d'emblée, le premier et le dernier + deuil. Le mot celui a aussi été retenu, sans doute comme référent. Ou bien pour l'allongement du i, suivi d'un coup de glotte (césure). On voit que tous ces mots lexicaux peuvent avoir une syllabe finale allongée et terminer un mot phonétique et un groupe syntaxique, mais que trois d'entre eux peuvent aussi être traités comme ayant une syllabe finale prétonique (bord, tranquille et fond).


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