Grammaire.
Pour parler ou pour écrire, il faut avoir une certaine connaissance pratique de la grammaire.
Chacun sent dans le langage des contenus affectés à des formes. La langue met en relation des
sons, des mots, et d'autre part des contenus. On peut d'ailleurs définir la grammaire à partir de
la pratique individuelle de la parole comme forme-sens. Elle est ce que nous extrayons des
paroles entendues en y reconnaissant des mots, des sons, des lettres... et qui nous permet de
percevoir du sens mais aussi de communiquer en générant de nouvelles phrases.
Ces mots, ces sonorités, ces phrases, que véhiculent-ils? Quels en sont les contenus? Des
idées? De l'information? Rien de plus?
Beaucoup plus. À vrai dire : de tout, n'importe quoi. Des faits et des objets, des idées et des
sentiments, des effets et des intentions, des attitudes et des situations... et même du vocabulaire
(on peut parler des mots) ou de la grammaire (la métalangue, ou langue de la langue, c'est-à-dire
la terminologie linguistique) Y a-t-il une seule chose qui ne passe pas par le langage? Oui : ce que
nous sommes nous-même, notre contact avec notre corps dans l'instant présent, cela semble
indicible alors que c'est ce qu'il y a de plus authentiquement réel pour chacun.
Mais voyons de plus près la diversité des formes linguistiques. Quelles sont les formes
linguistiques les plus typiques (celles qu'on retrouve à peu près dans toutes les langues, avec
leurs particularités)?
Des voyelles et des consonnes, des lettres, des mots, des variations grammaticales, des
assemblages... Tout type de signifiant, et leur combinaison. Chaque langue fait son choix : l'arabe
a plus de consonnes, le français plus de voyelles. En chinois, en sängö, les mots changent de
sens quand ils changent d'intonation (langues à tons). De plus, chaque "sujet parlant" fait ses
propres choix parmi les formes disponibles dans sa langue. Il a son idiolecte. Les éléments de
langue sont assimilés plus ou moins différemment par chacun. On s'aligne sur le signifiant des
autres (la langue de bois) mais ce que cela veut dire (le signifié), mystère... On veut croire que si
on dit la même chose, on pense la même chose... On ajuste ce qi se dit et ce qu'on croit que cela
veut dire. C'est un travail poursuivi à toute occasion. Il n'y a pas dispersion, pourtant, mais
convergence vers des structures partagées, car ces formes s'acquièrent en communiquant.
Alors, qu'est-ce qu'une langue?
Dans une collectivité donnée, une langue est un système d'échanges, constamment remis en
oeuvre, entre des formes et des contenus. Dans la préhistoire, quelqu'un a dit «O!», en montrant
le feu. C'était affecter une forme sonore à ce qui était alors vital. On échangeait ainsi avec les
autres un ensemble cohérent de contenus (chaque fois recomposés, selon le besoin du moment)
par le moyen d'une forme (et de sa modulation mélodique et rythmique). Celui qui entendait dire
«O!» pouvait décoder (passer du son au sens) et réutiliser (passer du sens au son).
On voit mieux, dès lors, ce qu'est une grammaire?
Une description de la langue. Une prise de conscience des relations forme-sens. Un ensemble
de règles et de définitions qui définissent un état actuel (mais sans doute déjà dépassé) des
structures d'échange dans une collectivité.
Grammaire et nature.
On peut faire de la grammaire de plusieurs façons, notamment en insistant sur son aspect
systématique, avec des systèmes de notations d'allure mathématique. Ici, nous prendrons comme
objectif de saisir plutôt sa pratique, sur le vif des réalisations particulières, quotidiennes,
publicisées, ou même littéraires... À la lumière de la linguistique mais sans écarter la tradition, on
tentera d'analyser les phrases et les emplois de mot actuels.
Y a-t-il place, dans un cours comme celui-ci, pour une démarche personnelle? A-t-on le
droit d'analyser par soi-même ce qui se dit? Évidemment oui -- mais en parler dans un cours, et
donc faire de ses propres erreurs éventuelles la matière d'un échange avec le professeur et avec
la classe?...
Non seulement c'est un droit mais c'est un devoir et même une nécessité dans le cas du français
d'aujourd'hui. La pratique personnelle -- en dehors de laquelle on ne peut relier à des formes
définies ce que les contenus ont de particulier -- est un point de départ à la fois unique et
universel : inévitable et particulier à chacun. Tout le monde doit passer par là car il n'y a pas
d'autre manière d'acquérir un système de signes en connexion avec un "monde". Comme ce
"monde" n'est pas constitué seulement d'objets, il est "en train de se faire", avec nous et par nous.
De cette observation découle une méthode. Il devrait exister des grammaires naturelles,
ou si l'on veut psychologiques, mais aussi environnementales, proches de ceux qui parlent,
compatibles avec leurs catégories mentales, leur façon de voir, d'entendre, de sentir, leur
comportement social.
Objection, cependant. L'étude de la langue appartient plus à la culture qu'à la nature. C'est
donc aux spécialistes de fixer les règles et définitions. Les professeurs doivent se soumettre aux
universitaires qui ont approfondi les questions. L'enseignement est le produit d'une élaboration
culturelle. Il ne peut pas être naturel... La langue est un code auquel tous doivent se soumettre,
par apprentissage. Non? Vous n'êtes pas de cette opinion-là? Alors, qu'en pensez-vous?
C'est sur la base de la nature que se sont édifiées peu à peu les langues, d'où vinrent ensuite les
grammaires, qui sont des faits de culture. La culture ne peut guères s'éloigner de la nature. Que
fait le spécialiste, et le professeur (et même l'élève...) sinon communiquer, échanger, formes et
contenus, hérités mais actuels, collectifs mais personnels?
La linguistique, comme toute science humaine, doit s'orienter dans ses méthodes en
tenant compte de son objet. Cet objet n'est pas aussi extérieur que celui des sciences dites
humides comme la physique ou la médecine; il reste étroitement lié aux sujets (pas de parole sans
sujet parlant). Il y a plus : celui qui étudie une langue ne peut le faire en dehors de celle qu'il parle
et donc il fait lui-même partie du processus étudié. Il peut étudier une langue ancienne ou
étrangère mais quand il étudie sa langue, il le fait dans cette même langue, avec les mots et les
concepts de son groupe linguistique : il y a cercle, inévitable plutôt que vicieux(!) On veut savoir
ce qui fait que certaines phrases sont valides ou non mais on ne peut le savoir qu'à partir de
phrases jugées préalablement valides par la plupart des locuteurs de cette langue. On commence
au milieu du phénomène. Les choses et les mots sont installés dans nos esprits, tout est "déjà là"
mais tout n'est pas encore dit. Il reste à faire.
Qui peut juger de la validité des relations forme-sens? Qui est habilité?
L'Académie, dira-t-on. C'est en effet son rôle. Mais cette institution n'est pas généralisée. La
France a sans doute raison de s'en enorgueillir mais il y a des langues et des grammaires qui s'en
passent allègrement. On peut du reste évaluer son influence au respect que professent à son
égard les écrivains. Il faut une norme et la choisir, dans les cas litigieux, n'est pas toujours facile.
Pourtant, c'est l'ensemble des sujets parlants qui finit toujours par avoir le dernier mot.
Académiciens, spécialistes, professeurs finissent par entériner les usages qui se généralisent,
avec ou contre eux. Les phrases qui comportent leurs effets sont et seront toujours produites par
des individus en situation (donc aussi par les élèves et par l'homme de la rue, comme par les
écrivains).
Quelle peut être, dès lors, la "grammaire naturelle"? Quel est son corpus? Comment peut-elle procéder?
Une grammaire naturelle est ouverte sur tous les aspects actuels de son objet (la langue des
personnes présentes). Du côté des formes, elle relève la diversité des "parlures", des "usances"
(selon les lieux et les époques). On distingue le régiolecte et l'idiolecte. Du côté des contenus,
elle cherche à retrouver le contact entre langue et nature, elle nous rapproche de ce qui est le plus
près de nous, de ce à quoi nous avons accès même avant de pouvoir l'exprimer, à notre pensée,
à notre désir de communiquer, à notre attention au détail des formes. Ne dirait-on pas que parole
et pensée se produisent l'une l'autre alternativement?
Quant aux méthodes, la grammaire naturelle utilise aussi bien les moyens légués par la
culture que ceux qu'elle se forge. Mais elle se concentre sur les normes, car ce sont les formes
reconnues d'avance comme communes à une collectivité donnée. Elle cherche à les valider sur
un groupe représentatif.
Comment délimiter le corpus d'une recherche grammaticale "naturelle"? Où prendre la
mesure des faits de langue sur tout un groupe?
La solution des sciences humaines en général est de faire passer des tests. En expérimentant
sur des échantillons représentatifs d'une population des ensembles de questions à choix multiple,
on peut interpréter les réponses recueillies à l'aide des indices disponibles en statistique et en
édumétrie. La langue réelle, le français d'aujourd'hui, même si ses modèles sont dans les livres,
est vivante dans les consciences linguistiques des sujets parlants. Il faut donc des
expérimentations menées suivant les techniques de sondage.
Mais l'étude des relations forme-contenu a d'emblée quelque chose de particulier à la
nature. Celle-ci a sa place dans la grammaire. Il y a dans la plupart des langues des formes qui
représentent directement l'environnement immédiat. Quelles sont ces formes, en français?
Donnez-en quelques exemples.
Ici, là, hier, demain, je, tu, nous, vous, mon, ton, son, ma, ta, sa, etc. Dans ce type de formes,
la nature a sa place avant toute conceptualisation linguistique, prioritairement. Par exemple, pour
expliquer un pronom, plutôt que de le voir comme le remplaçant d'un nom (approche léguée par
le passé), on peut le situer dans l'environnement des interlocuteurs (approche nouvelle). Dans ce
cas, lui ou on s'expliquent par rapport à un contexte réel. Dans un dialogue, inutile de se nommer
par un nom. Les noms, propres ou communs, viendraient plutôt s'ajouter pour plus de clarté. S'ils
appartiennent au domaine des noms propres, ils rendent compte de l'environnement culturel. En
suivant la nature, on pourrait prendre une photographie pour montrer le contenu d'un mot concret;
enregistrer un instrument de musique (ou siffloter) pour reproduire une intonation... Tout ne passe
pas par les noms.
Objection : une grammaire naturelle peut-elle se servir des catégories grammaticales (nom,
verbe, qualifiant, pronom...), qui n'ont certainement rien de "naturel"?...
La grammaire ne peut pas être strictement naturelle. Il faut passer des sensations aux idées à
l'aide de mots abstraits et de phrases complexes. On restera en contact avec la réalité et la
diversité des situations en se refusant à utiliser un mot abstrait en dehors de son contexte, en
prenant soin de l'illustrer sans cesse d'exemples.
Mais la grammaire naturelle tiendra aussi à répondre aux besoins effectifs des apprenants
selon leurs niveaux. Ceci la rend pédagogique sans fioritures, du seul fait des contenus adaptés
aux individus.
Quelle est la meilleure pédagogie grammaticale? Celle des formules mnémotechniques
(Apprends avec deux p qu'apercevoir n'en prend qu'un)? Celle de la dictée?
La dictée est un exercice qui a fait ses preuves, notamment pour la compréhension et
l'orthographe. Les formules ont leur utilité. Cependant, tout ramener à des formules serait de la
cuistrerie. De plus, quels qu'ils soient, les exercices qui imposent des solutions identiques pour
tous négligent la spécificité des partenaires essentiels du processus d'apprentissage : les
étudiants et les étudiantes. Or ce sont eux qui procurent (déjà par leurs ignorances), aux
enseignants qui les guident, l'occasion de repenser le fond et la forme de leur enseignement
grammatical et de resimplifier encore et encore la théorie afin de toujours mieux comprendre la
langue. À force de ne pas vraiment saisir et de ne pouvoir justifier leurs fautes, ils acculent
l'enseignant à analyser davantage les difficultés, en se mettant à divers points de vue, théoriques
ou simplement pratiques, et si possible à leurs points de vue.
Objection : ce ne serait pas plutôt le maître qui sait, et l'élève qui ne sait pas? Cette
opposition est fondamentale en situation scolaire. Ou bien serait-elle pure convention, abstraction
commode, moule imposé par la société?
Comme toutes les conventions sociales, la situation d'apprentissage a son utilité mais il est trop
facile de trancher les rôles. Les profs savent... mais savent-ils discerner les lacunes des élèves
et ceux-ci ne sont-ils pas les seuls à pouvoir combler ces lacunes? En réalité, s'agissant de
langue, professeurs et élèves sont à égalité avec tous les autres sujets parlants. Ils commencent
à parler en recevant globalement des segments de texte sertis dans un contexte réel. Ils sont
donc obligés de parler par blocs, reproduisant des phrases entendues, sans pouvoir tout analyser.
Ceux qui passent pour parler bien analysent davantage et peuvent introduire plus de nuances,
ou s'exprimer plus concisément. Ils peuvent aussi mieux enseigner.
Chacun a sa façon de parler parce que chacun applique un système de règles informulées
et l'adapte aux contextes éventuels, selon sa terminologie du moment (qui peut aussi être celle
de l'interlocuteur). Il en résulte que la vie de la langue suit une évolution multidirectionnelle, assez
imprévisible. Par exemple la féminisation des noms de profession a semblé gagner du terrain puis
elle s'est arrêtée et même elle a reculé. De même, l'accent circonflexe a commencé à s'instaurer
seulement au XVIIIe siècle et aujourd'hui il est en recul. La norme académique semble offrir un sol
ferme mais elle s'adapte au mouvement général, souvent avec un certain retard.
Existe-t-il une méthode scientifique de description pour un phénomène aussi complexe?
Peut-on par exemple établir une hiérarchie entre les variantes disponibles, mesurer un niveau de
compétence des usagers?
Les indices statistiques des répondants aux tests expérimentaux montrent que les besoins
particuliers peuvent converger si l'on tient compte des niveaux de compétence. On peut même
tirer des réponses d'un groupe à des listes de questions à choix multiple ce que l'on appelle des
strates de compétence collective. (Vous en verrez plus loin des exemples.)
Par où commencer?
Pourquoi ne pas partir du connu? Chacun sait que la grammaire est composée de règles; le
dictionnaire, de définitions. On considère aussi l'orthographe comme un préalable. On est
toujours disposé à ajuster son vocabulaire. On prend parfois le temps de raffiner sur le style. Dans
quel ordre aborder ces divers aspects? Y a-t-il un commencement et une fin intrinsèques aux
études de langue?
La table des matières habituelle va des lettres aux mots, aux variations de forme, enfin aux
assemblages syntaxiques. Le résultat est que la partie syntaxe n'est jamais traitée aussi
complètement que les autres.
La grammaire offre des listes de formes correctes. L'analyse n'a-t-elle pas son
importance? La nature ne requiert-elle pas de découper la chaîne sonore?
Il faudrait savoir découper, reconnaître notamment de quoi est fait un mot. On atteint mieux le
sens en s'habituant à distinguer dans un mot ce qui est racine lexicale, préfixe, suffixe,
terminaison. Et les phrases se découpent en assertions et en groupes syntaxiques.
Pour les mots lexicaux, ceux du dictionnaire, le désordre est pire: il remonte au latin et
même aux Sumériens : c'est l'ordre "alphabétique". Ordre commode parce qu'universellement
reconnu, mais inventé au fil des siècles, devenu totalement arbitraire, et qui n'a aucun rapport
même avec la structure des phonèmes (les voyelles par exemple ne sont pas réunies). Il n'a pas
plus de rapport avec le sens. Verser est à la lettre v mais déverser, à la lettre d, à côté de
déverrouiller. Les mots de même préfixe (dé-) sont réunis mais loin de leur racine (verser,
verrou).
Alors, dans quel ordre souhaiteriez-vous de procéder, dans ce cours?
Côté théorie, on peut garder qqch. du plan traditionnel (graphie - formes - sens - assemblage)
mais côté pratique on reste en contact avec des cas concrets où tout se tient, en sorte qu'il
faudrait prendre d'emblée une vue d'ensemble du fonctionnement de la langue. Nous allons
osciller des généralités aux détails et des faits aux méthodes, assez librement pour que tous les
aspects restent présents à l'esprit, comme ils le sont déjà dans la pratique courante. C'est naturel,
en somme. Cet ordre était connu déjà des Anciens. Il a en français son nom latin d'origine: "in
medias res" (par le milieu). Après le coup d'oeil d'ensemble de l'avant-propos, on va au plus
évident (l'orthographe), on progresse à mesure que des aspects se dévoilent, mais en revenant
parfois sur ses pas pour ne rien négliger. On termine de nouveau par une vue d'ensemble qui
approfondit et clarifie ce qui était indiqué dès le début.
Plan du cours.
1 L'orthographe. Accents. Consonnes doubles. Alphabet latin et sonorités françaises.
2 Formes verbales.
3 Accord du verbe.
4 Propriété des termes. Emprunts (anglicismes)
5 Le qualifiant.
6 Actualisation du groupe du nom (les déterminants) et du groupe du verbe (les pronoms).
7 Construction du verbe.
8 Formes du nom. Pluriel et féminin.
9 Accord selon le contexte ou le co-texte.
10 Le mot lexical. Les parties du mot. Préfixe. Suffixe. Paronymes. Homonymes.
11 Le trait d'union.
12 Majuscule. Abréviations.
13 Les liens syntaxiques (prépositions, conjonctions, pronom relatif).
14 Découpage et marquage.
15 Agencements. Ponctuation.
16 Fonctions syntaxiques.
17 Saisie du sens. Sémantique. Concept et réalité.
18 Les niveaux d'analyse, les branches de la linguistiques. Grammaire et pragmatique.
Quelques termes ne vous sont peut-être pas encore familiers : qualifiant, actualisation, co-texte,
paronymes, pragmatique... Vous les trouverez dans l'abrégé (et, comme pour tout autre terme que
vous voudriez démystifier sur-le-champ, il y a aussi l'index de la clé des procédés, qui se trouve
à votre disposition sur le site internet www.cafe.edu).
Quelle serait, pensez-vous, l'intention qui sous-tend un parcours comme celui de ce plan?
La clarté logique? Ou plutôt une certaine activité des divers sujets parlants?
L'intention est de donner la possibilité d'apprendre progressivement à analyser en tenant compte
de tous les aspects. On peut voir le texte comme une horlogerie constamment resoumise à de
nouvelles intentions expressives en situation. Le plan cherche à balayer successivement tous les
recoins en adaptant chaque fois la méthode à son objet particulier (graphie, sonorité, formes,
assemblages). Ceci est en rapport avec l'objectif spécifique du cours : la formation à l'analyse et
la résolution de tout ce qui peut survenir comme problème de langue, non seulement en général
mais dans le détail des textes, en tenant compte de la diversité des situations.
Et vous voici prêt(e)s à aborder le travail, en commençant par une vue générale aussi large
que possible.
Vue d'ensemble sur la langue française. Ses quatre «dimensions».
Beaucoup de nos termes de grammaire, comme les lettres de notre alphabet, remontent à une
vingtaine de siècles, au latin et au grec. Toutefois, depuis Saussure, et plus récemment, par les
«philosophes du langage», la nature des langues et leur fondement ont été repensés dans une
optique plus adaptée. Cette réévaluation porte ses fruits jusqu'au niveau élémentaire, où l'on a
pu observer par exemple que les enfants apprenaient plus facilement l'orthographe en faisant un
détour par l'alphabet phonétique. La pratique d'une écriture «au son» permet de mettre ensuite
en évidence les variantes graphiques dues au passé.
Mais toute nouveauté a ses partisans et ses détracteurs. Que pensez-vous,
personnellement, de la linguistique et de la grammaire nouvelle? Y êtes-vous opposé(e)?
Il est bon de se montrer fidèle au passé, notamment à une terminologie traditionnelle, et aux
habitudes orthographiques si patiemment conquises, qui ont leur prix. Cette fidélité favorise la
communication puisqu'elle donne une base d'échanges commune à tous. Mais le passéisme,
systématique, est de l'immobilisme.
Les règles seront mieux appliquées si elles s'expriment dans une terminologie adéquate
au phénomène. Et la langue sera plus claire si les formes correspondent davantage au fond. De
toute façon, il y a des valeurs sûres. Tout le monde ne sait-il pas ce que c'est qu'un mot?
Et pourtant... Au fait, pour vous, un mot... c'est quoi exactement?
Une forme-sens minimale? Un assemblage de syllabes? Ou des lettres regroupées? Ces trois
définitions sont tout à fait différentes. Il importe de distinguer entre mot graphique, mot
phonétique, mot lexical... Les catégories grammaticales ne sont pas des essences intemporelles
: elles dépendent des langues auxquelles on les applique. Le mot allemand n'a pas les mêmes
limites que le mot français ou que le mot esquimau. Termes et contenu ont tellement évolué
depuis Quintilien et Cassiodore (De ortho graphica)! Le français n'est pas comme le latin... Le
nombre des voyelles a presque triplé.
Quoi qu'il en soit, on peut considérer que les notions de bases ne changent pas, tout de
même, direz-vous. Non? Peuvent-elles évoluer?
Comme toute chose. À l'échelle des siècles, il y a des modifications, parfois décisives. La notion
de mot phonétique, par exemple, n'est pas pertinente en latin. La déclinaison indique le «cas»,
la fonction grammaticale. Rosis = aux roses. Les suffixes des déclinaisons faisaient corps avec
le mot lexical et ils ne recevaient pas d'accent de durée. En français, l'allongement de la tonique
permet non seulement de désigner le mot chargé de signification, mais encore d'annoncer la fin
du groupe syntaxique. Cette marque, orale, ne coïncide pas avec l'espace graphique permettant
d'écrire en mots distincts. Dans avec de la mayonnaise, il y a un seul groupe syntaxique, un ou
deux mots phonétiques (selon la prononciation), quatre mots graphiques, un mot lexical
(mayonnaise) et trois mots grammaticaux (avec de la). La syllabe la plus longue est aiz'. Cet
allongement de la tonique délimite des mots phonétiques qui sont aussi des groupes syntaxiques.
Le phénomène est assez net et général pour servir de règle. Il n'est pas très conscient chez la
plupart des «usagers de la langue». Il n'en est pas moins constant, et perceptible à une oreille avertie.
Or, c'est dans les limites de ces mots phonétiques, qui sont aussi le plus souvent des
groupes syntaxiques, que prennent place, comme noyau, trois espèces grammaticales qui sont
le fondement de notre langue : verbe, nom et qualifiant. La composition de la cellule linguistique
de base est donc très différente en latin et en français.
Par cet exemple, qu'il faudra retenir pour la suite du cours, on voit déjà qu'il y a des
particularités dans les notions de base. Y a-t-il, cependant, des notions si essentielles qu'on
puisse les rencontrer dans toutes les langues? On distingue partout deux aspects fondamentaux.
Toute langue a des formes et des contenus. Êtes-vous d'accord sur ce point?
Les Anciens disaient : les mots et la pensée. Les linguistes parlent de signifiant et de signifié, qui
sont "les deux faces du signe". Les philosophes parlent du fond et de la forme... On regroupe ainsi
le sémantique d'un côté et le linguistique de l'autre.
Ces deux aspects forment-ils des ensembles observables, cohérents ou bien ferait-on mieux
de les subdiviser, de distinguer dans la forme ce qui est phonétique et ce qui est morphologique,
par exemple? Le e du féminin (morphologique) est-il le même que le e final (phonétique) dans
cousin - cousine?
Le e final est souvent muet, mais il dénasalise la voyelle précédente (Jean - Jeanne; bon -
bonne). Le système graphique du français (dans lequel oi se prononce wa) s'est progressivement
éloigné de celui du latin. L'utilisation des sons pour modifier le genre ou le nombre a cédé le pas
à de simples lettres qui ne se prononcent plus (le s du pluriel). Tout cela pour dire que... la
morphologie est un aspect de la langue qui est bien distinct de la phonétique.
Ces deux aspects font partie de la forme. Leur relation peut se préciser avec le concept
de réarticulation de Martinet. Pour ce linguiste, le système des sons est une réarticulation du
système des mots lexicaux, des variations de forme et de la syntaxe.
Prenons les termes précis. On dira que le signifiant a deux niveaux d'articulation. La
distinction qu'on fait entre les sons permet de distinguer entre les racines lexicales. Le b de bon
et le p de pont ont une fonction au niveau de la formation de mots lexicaux distincts, bon et pont,
qui vont ensuite recevoir des signifiés. Ou bien on présente les choses en sens inverse. Pour
opposer bon et pont, on se sert de la différence entre b et p.
Et que se passe-t-il du côté des contenus, des «signifiés»? N'ont-ils qu'un seul niveau de
sens? Ou bien auraient-ils aussi une double articulation?
Le sens des mots est à un niveau proche du texte. Il y a du signifié aussi dans la situation. Le mot
bon a un sens fondamental mais sa vraie valeur dépend du contexte et des interlocuteurs. Ce qui
est en cause entre eux peut se dire de trente-six façons. Réciproquement le même sens peut se
placer dans plusieurs centaines de situations... Il y a deux niveaux de paradigmes du signifé.
(Pour une vision d'ensemble des paradigmes, voir la Clé des procédés littéraires et cliquer sur
opérandes.)
La grammaire, au lieu de rester unidimensionnelle, comme au moment de son
apprentissage, dans la petite enfance, acquiert ainsi ses quatre dimensions fondamentales.
Autant les désigner d'entrée de jeu, quitte à ne pouvoir explorer que plus loin les modalités
d'application. Quelles sont les articulations du signifiant et celles du signifié?
Signifiant : le physique (son, intonations, rythme, graphies) et le proprement linguistique (mot
lexical, variation de forme, syntaxe). Signifié: énoncé (objets, idées, actions, personnes) et
énonciation (interlocuteurs, contact, situation, intention). Mais reprenons ces divisions en nous
plaçant davantage du point de vue de la nature en grammaire.
Parler, écrire, c'est produire des phrases qui se situent dans le temps des interlocuteurs.
Les moyens techniques d'enregistrement et d'impression ont séparé la temporalité de la
production et celle de la consommation. On ne lit pas par dessus l'épaule de celui qui écrit et le
disque ou le ruban magnétique permettent d'entendre parler en différé. Or si les moments ne
coïncident pas, la durée est nécessairement celle que chacun va consacrer à son activité et c'est
là que se situe, au fond, l'existence du texte. Le texte n'est enregistré ou imprimé que comme
possibilité de lecture ou d'audition. Quand il est lu ou écouté, il entre dans la durée de celui qui
le profère ou de celui qui le décode, rythmant et formant son «être au monde» autant qu'il lui
donne de l'information. Cette durée du texte est donc façonnée dans nos existences mêmes et
sa linéarité est le mode de son apparition dans nos durées personnelles. De quel aspect du texte
pourrait partir une grammaire naturelle?
De sa durée, mesurable en centisecondes mais aussi perceptible comme unité d'intention pour
les personnes en présence, ou encore comme unité de production (livre, émission, cédé).
Regardons ce phénomène de plus près. C'est une durée qui se découpe, bien entendu. La phrase
est souvent un amalgame de plusieurs actes de parole (délimités par «»,(),:;,... ou des coups de
glotte, oralement). La phrase écrite n'est pas moins linéaire que l'enregistrement sonore. La
division en pages et en lignes n'interrompt la durée que de façon graphique et quantitative.
Ce niveau de découpage du ruban sonore ou graphique est très général. Il reflète, certes,
des contenus d'énoncés, mais il dépend surtout de l'activité et de l'attitude des énonciateurs. Les
personnes qui communiquent entre elles par la phrase s'y montrent elles-mêmes ou tentent
parfois de s'y effacer derrière une pure objectivité. À quelle articulation du signifié ou du signifiant
ressortit le découpage du texte en actes de parole?
On y trouve les interlocuteurs, leur situation, leurs intentions. Il s'agit donc de l'énonciation comme
acte, ce qui est le niveau le plus général du signifié. Côté signifiant, il n'y a que les marques des
limites de l'acte, coup de glotte, virgule..., qui sont au niveau physique. L'acte de parole est donc
une unité d'énonciation. Telle est la première des «dimensions» de la nature grammaticale. Elle
part du schéma de la communication. Elle est insérée dans un environnement.
On peut avoir le même contenu, dire la même chose, en une seule ou plusieurs phrases,
avec un nombre de phrases variable. Les interlocuteurs et leur attitude réciproque ne changent
pas pour autant. Se placer du point de vue de l'énonciation, c'est préciser qui parle, à qui,
comment, pourquoi, sur quel ton, etc. pour choisir ensuite des contenus. Ceux-ci vont-ils aussi
appartenir à l'énonciation? Sont-ils au même niveau?
Ils sont une réarticulation des unités d'énonciation dans des unités plus spécifique, souvent
réduite à un seul groupe syntaxique. On associe des mots aux objets, aux personnes, aux lieux,
aux actions, aux événements, aux sentiments. Les relations aussi, qu'on établit entre des choses,
produisent des idées désignées par des mots.
À titre d'exercice, sur un paragraphe que vous, lecteur ou lectrice, choisirez à votre guise,
vous êtes invité(e) à souligner les mots lexicaux, porteurs de sens, qui vont constituer le noyau
(et souvent le dernier mot graphique) du groupe. Exemple: Reconnaissons qu'il est impossible de
fournir toutes les réponses; mais essayons d'arriver à poser les bonnes questions. Vous pouvez
transcrire votre texte ici.
Ces mots chargés de sens sont donc la manifestation dans la langue des contenus constitutifs
de l'énoncé. Celui-ci est la "deuxième" dimension de la nature en langue, et la plus évidente. Elle
contient les éléments de signification (ou «sèmes»).
N'y a-t-il que des mots lexicaux dans une phrase? Non. Les mots que vous n'avez pas
soulignés, dans votre dernier exercice, ils servent à quoi? Ne les trouvez-vous pas très courts?
Et ne sont-ils pas les plus fréquemment répétés, bien que l'on ne s'en aperçoive pas (comme si
on pouvait les répéter sans inconvénient)? De quel genre de mots s'agit-il?
Ce sont des mots graphiques mais ce ne sont pas des mots lexicaux. Ils servent à placer les
unités de sens (ou sèmes) dans l'environnement. Ainsi chien et chat ont des sèmes communs
(«animal domestique» etc.) et des sèmes distincts, mais énoncer ces mots ne permet pas
d'atteindre, en parlant, un référent déterminé. Cet ensemble de traits sémiques n'arrivera à viser
quelque chose de réel que si des mots grammaticaux viennent le situer par rapport au locuteur
(ce chat, mon chien), le placer dans son environnement. La relation du monde au je souvent
implicite s'exprime pour les noms par ses déterminants, pour les verbes par ses pronoms. Ces
petits mots grammaticaux ont donc une fonction qui dépend d'une des dimensions spécifiques
du langage: l'environnement des interlocuteurs. On dit qu'ils actualisent le noyau sémantique du
groupe syntaxique. Est-il important de considérer les actualisateurs, pour comprendre un texte?
Aussi important que d'analyser le sens des mots lexicaux. Percevoir le fonctionnement des
actualisateurs dans chaque groupe syntaxique donne au texte une assise dans le réel qui est
indispensable au sens.
Mais tous les mots grammaticaux sont-ils des actualisateurs?
D'autres mots courts et fréquents sont les prépositions et les conjonctions. Ils servent de lien entre
les groupes. Ce ne sont pas des mots lexicaux. Comment les caractériser? Le mot grammatical
qui sert de lien est au début du groupe, comme un crochet. Dans le groupe, l'ordre normal est
donc: lien, actualisateur, mot lexical. Sous le pont en est un exemple standard. Ou Pour se
détendre. Et Que tous le sachent.
Formez d'autres groupes syntaxiques complets (lien, actualisateur, mot lexical).
En voici quelques-uns : S'il ne pleut pas. Avec un peu de poivre. Pour y gagner. Puisqu'il
ronronne. Quand tout va bien. Près du frigidaire. À trois heures dix. Et avant ça? (Pour vous
corriger illico, vérifier la présence initiale d'un lien syntaxique, d'un actualisateur et d'un noyau
lexical, éventuellement de qualifiants.)
Pouvez-vous retrouver dans la table des matières proposée plus haut les quelques
paradigmes (ou "dimensions du texte") qui viennent d'être exposés?
Ils seront rassemblés dans le dernier chapitre, qui fait la synthèse du cours. Les autres chapitres
portent chacun sur un point de vue bien spécifique : la transcription graphique (1, 10, 11, 12),
l'emploi des mots (4), le rapport à l'environnement (2, 3, 6, 8, 9), le lien entre groupes syntaxiques
(7, 13, 14, 15, 16), l'analyse conceptuelle (5, 17).
La table suit-elle un ordre logique?
Un ordre logique serait sans doute celui des paradigmes ou «dimensions» du texte, qui viennent
d'être exposés. La table répond plutôt à une préoccupation plus importante et suit un ordre
heuristique (ce que le lecteur découvre) ou, si l'on veut pédagogique (bien qu'on s'adresse aux
adolescents et aux adultes). La "nature" est pour nous, donc d'abord un objet de découverte progressive.
Mais le dernier mot appartient au lecteur. C'est de lui que dépend l'avenir du texte.
Comment voyez-vous la participation que vous pourriez avoir, dans ces pages?
Le lecteur a tous les droits, et d'abord celui de comparer les grammaires disponibles, de sauter
les pages et les passages qui ne lui conviennent pas, et celui de s'attarder à celles qui lui
paraissent éclairantes. Nous aimerions lui dire qu'il faut user pleinement de sa liberté de choisir
et de former ou reformuler une grammaire qui soit davantage la sienne que la nôtre.
Apprendre de ce que l'on sait.
La langue est un emboîtement de structures à divers niveaux, du son au sens, mais son existence
n'est pas fixe ou préétablie, elle est dans les synapses de chaque cerveau, qui s'activent lorsque
la personne s'éveille au langage. C'est à partir de ce qu'on sait que l'on peut se forger un
développement de ses capacités de parole. On va de l'idiolecte à la grammaire par un chemin
personnel. On finit par rejoindre celui des autres du fait que c'est avec eux que l'on parle et dans
la même langue.
Les questions à choix de réponses multiple tentent de reproduire une situation linguistique
dans laquelle les échanges laissent place à des hésitations sur les formes ou les contenus ou leur
relation. On y crée une sorte de microcosme de variation sur un problème d'expression.
Les liaisons, par exemple, posent régulièrement des problèmes de prononciation.
Un beau... abri. (Y a-t-il une consonne de liaison?)
1) -t- 2) -z- 3) (Rien) 4) (Autre chose)
| 37 |
«Un beau... t-abri» déclare cet élève du primaire après une seconde d'hésitation. Erreur
grossière? «Cuir», pour employer le terme technique pour les fautes de liaison? Sans doute, mais
erreur révélatrice du fonctionnement de l'apprentissage et de la découverte des règles. Erreur
judicieuse, linguistiquement et pédagogiquement parlant, car elle fait voir tout un cheminement
de l'esprit qui, loin d'être défectueux, est parfaitement normal. Le hiatus est détecté. Un remède
est cherché dans une consonne d'appoint. Des analogies sont mises en jeu. Le -z- de des abris
(\Dè-z-abri\) est écarté, bien qu'il soit courant, du fait qu'il marquerait un pluriel. On se rabat alors
sur une chaîne sonore usitée mais moins courante : le -t- de haut abri. Une telle faute ne dénote
pas un manque d'intelligence.