TAXINOMIE IMPLICITE

aux terminologies linguistiques et littéraires

(Du Gradus à la Clé)

Depuis que Borges en a parlé, qui n'a pris en considération la classification chinoise, devenue si célèbre (je cite très approximativement): "Les animaux se divisent en 1. Appartenant à l'Empereur; 2. Volatiles; 3. Poissons; 4. Le crocodile..."? Elle est vraiment pittoresque. Ses catégorèmes sont hétéroclites. Le politique arrive en tête, mais il y a pire: le particulier n'est même pas exclu, le crocodile remplit à lui seul une catégorie! C'est vraiment la caricature de la démarche classificatoire. Cet aspect-là suffit-il à en expliquer le succès? N'a-t-elle pas un autre mérite, qui expliquerait peut-être mieux encore sa faveur? C'est ce qui apparaîtra plus loin, car nous allons tenter de traiter une question que chacun de vous doit, je suppose, s'être posée: comment rendre logique, cohérente et satisfaisante une classification? Et, plus difficile, comment découvrir et établir des critères permettant de mesurer le degré de présence et de réalisation des catégories classificatoires. Cette question se trouve, sauf erreur, au point de rencontre des intérêts du Laboratoire d'Automatique Documentaire et Linguistique (LADL) de l'Université de Paris VII et de la Clé des procédés littéraires, qui se trouve maintenant sur Internet (à l'adresse cafe.edu).

Mais tout d'abord, une objection majeure: pourquoi classifier? Les littéraires, mes collègues, se hérissent devant les classifications. "Pas de classement, surtout!" s'exclame Gérard Genette (ce qui ne l'empêche pas d'introduire de pertinentes et nouvelles distinctions, avec des variations sur préfixe: avant-texte, extra-texte, archi-texte, intertexte, hypertexte).

Vivrait-on mieux sans se plier à des catégories? Peut-on se passer d'elles? Serait-ce cela que veut dire Borges? J'en doute... L'attitude inverse, qui ferait aux concepts, pourvus de critères mesurables, une confiance aveugle, est sans doute plus proche de celle que favorisent les chercheurs du LADL ici présents. Mais n'est-elle pas aussi aléatoire? Où y a-t-il un exemple de classification parfaitement logique et cohérente, pourvues de critères mesurables? Celle de Mendeleiev, avec ses poids moléculaires? Je ne serais pas éloigné de penser que même en sciences humaines elle ait pu servir de modèle, car elle semble n'avoir qu'un type de critère à respecter, un critère aussi mesurable que discret, puisqu'on ne peut avoir qu'un nombre entier d'atomes dans une molécule. On peut sans doute nourrir l'espoir de voir se comporter de même le noyau verbal et ses extensions: sujet, objet, objet indirect, préposition de, préposition par, autres prépositions, plus chargées de sens. Les relevés accusent pourtant, bien souvent, d'innombrables cas un peu trop particuliers. Il semble que chaque racine lexicale s'ingénie à développer quelques petites habitudes de construction, en rapport avec ses emplois et leur fréquence. Faudra-t-il se contenter de dire que seule la méthode d'analyse peut se présenter comme stable? La méthode d'analyse... ou les méthodes d'analyse sans cesse mises à jour par chaque chercheur, voire quelques types d'approche sans cesse réajustées par tout sujet parlant, approches du langage qui jouent sur des relations avec le sens. La base est visiblement syntaxique, ce qui rend possible le chomskisme, mais la structure formelle ne suffit pas à définir une règle; ni bien sûr le sens, qui dépend de la forme... On dirait que le locuteur dispose, dans les limites des structures syntaxiques, d'une marge de manoeuvre. Il a son expérience des formes-sens analogues. Il les connaît par des usages répétés qu'il a pris comme acquis ou comme modèles, et il va s'en servir pour sa propre visée, dans sa situation particulière, se contentant parfois d'équivalents pas trop tronqués à conditions qu'ils soient bien attestés dans les réserves de la langue...

Quand on se rapproche, donc, de notre domaine, la langue, la culture, il est de plus en plus délicat et difficile de trouver des critères, d'autant plus difficile qu'on est obligé de se placer à divers points de vue, tout en restant tout de même cohérent. De plus, si l'on admet une ouverture vers le corpus littéraire, il est inévitable d'introduire un certain degré de liberté. Plus généralement, je poserais le principe suivant: le choix d'une forme, si automatisé par l'usage qu'il puisse paraître, reste tributaire d'un environnement du locuteur, environnement dans lequel joue un rôle non négligeable le degré de complexité et d'exactitude du code des destinataires, ainsi que leur connaissance du contexte référentiel, plus la visée de leur prise de parole, et sans parler des idosyncrasies stylistiques.

À propos de la griffe d'un écrivain, permettez-moi de vous mentionner que ce fut, en 1968, l'objet de mon Étude des styles, où sont isolées, par une méthode d'analyse critériée interactivement, des variantes individuelles nommées stylèmes, qui connotent un sens subjectal (quelque chose d'assez semblable à la chora sémiotique de Julia Kristeva).

Certes, toutes ces "dimensions" inhérentes au discours personnel mais incohérentes, forcément, dans leurs critères, pourraient être écartées comme non thématiques, faire l'objet d'une exclusion, au moins méthodologique. Elles n'en sont pas moins importantes, quelquefois. Elles suffisent à expliquer l'extrême précision comme aussi les nombreux malentendus de la communication. Il y a toujours une marge d'interprétation, c'est inévitable. L'usage passe et repasse incessamment sur le minimum de ruptures du code, renouvelées à chaque utilisation. Ces emplois particuliers qui s'accumulent finissent par infléchir les usages. La langue évolue, mais par tant d'infimes distortions produites au jour le jour par la masse des individus parlants que la direction n'est jamais fixée et peut se modifier à tout moment. Les anglicismes ne sont pas pour le français un avenir inéluctable. Mais revenons aux classifications.

Première question à aborder: quels sont les points de vue à retenir, ou à écarter?

Tout dépend des intentions du chercheur: décrire la langue, trier des documents administratifs, des pages web, des produits pharmaceutiques, des papillons... Pour ma part, je ne puis parler que des choix qu'il a fallu faire en ce qui concerne les figures de style. J'ai dû assez rapidement recirconscrire le sujet. Par exemple, le dessin semblait exclu mais il y a du texte qui prend forme par du dessin (enluminure, frontispice, calligramme, rébus, dessin mescalinien, tatouage, astéronyme, etc.) Impossible de ne pas réintégrer le dessin mais, dès lors, comment ne pas lui faire la place aussi belle qu'aux autres aspects du texte, le lexique, la sonorité... Quand on rencontre une opération comme l'inversion au niveau syntaxique, ne convient-il pas de l'essayer au niveau sonore (verlan, métathèse, contrepèterie)? Au niveau lexical, c'est plus difficile mais il y a le chassé-croisé. Pour le dessin, c'est le renversement, le retournement et l'image négative.

En situant les unes par rapport aux autres toutes les opérations et les uns par rapport aux autres tous les aspects du texte touchés par elles (nous les avons donc appelé opérandes), on obtient une combinaison matricielle (dont vous avez le tableau complet en cliquant sur opérandes dans la Clé de cafe.edu). Mais il va falloir affronter les mises en demeure de Meschonnic dans Critique du rythme, quand il récuse le découpage analytique. Cette attitude est corroborée par certains linguistes, formés en phonétique plus qu'en sémantique ou en stylistique, et qui ne voient pas pourquoi on ne pourrait pas ramener tous les segments sonores à des morphèmes, quelles qu'en soient les fonctions. Passons sur le malentendu qui a fait la fortune de Critique du rythme. Voyons plutôt ce qu'on peut tirer de révélateur d'une démarche comme celle de Meschonnic, qui est fréquente parmi les littéraires.

La recherche de critère conduit tout droit à un noeud gordien que Meschonnic essaie de trancher, en récusant les paradigmes (qu'il ne se gêne pas pour réutiliser par la suite). Quel est ce noeud? C'est la dimension des segments. Si l'on refuse les dimensions paradigmatiques, on retombe sur la dimension dite syntagmatique de Jakobson, l'axe linéaire. En bon structuralistes, si nous avançons sur ces traces-là, nous devons découper et réassembler par la méthode des constituants immédiats. Que peut-on découper qui se réassemble dans un ordre vraisemblable? Les lettres en syllabe? U-si-ne? Les syllabes en mots? Arc-en-ciel? Les mots en syntagme? Le petit chat -- est mort? Les syntagmes en phrases, les phrases en alinéas, les alinéas en paragraphes, les paragraphes en chapitre et ainsi de suite jusqu'à l'oeuvre entière, unité de production et d'intention, que Meschonnic accueille d'un coup, inanalysée... Tout cela est parfaitement possible et même vraisemblable mais ne se réduit pas à de la syntaxe, comme le suggère Jakobson, car la syntaxe concerne la fonction autant que la place, et elle joue sur les seuls syntagmes, pas sur toutes les dimensions (concrètes) possibles. On pourrait en retenir jusqu'à neuf mais lesquelles d'entre elles sont assez significatives pour recevoir un traitement stylistique aussi complet que les autres points de vue sur le texte? Nous les avons ramenées à quatre. Nous les avons conjointes à des aspects bien particuliers parfois, l'espace et le temps, indépendamment des paradigmes proprement dits, où la syntaxe se retrouve dans la langue, l'espace dans le graphisme, le segment linéaire dans la diversité des contenus, l'oeuvre entière, enfin, dans les paradigmes pragmatiques, les fameuses "fonctions" globales jakobsoniennes: l'auteur, fonction émotive; le destinataire, fonction impressive, le contact, la situation, la visée, le façonnement.

Voici donc le tableau de tous les points de vue sous lesquels le texte peut se prêter à différentes manoeuvres en vue de communiquer, voici ce tableau tel que nous avons pu l'étendre et le réduire, au maximum et au minimum, après quinze années de remaniements successifs. (Mais tout n'est pas dit: d'autres chercheurs, dont vous mêmes, peuvent avoir à intervenir.)

Au total, les objets du faire expressif sont donc dans cinq sous-groupes qui ont de quatre à six éléments. Cela fait 25 catégories dont il serait trop long de faire ici les distinctions critériées. Disons qu'il suffirait de comparer les cases voisines au cas où les mise en question porteraient sur des distinctions jugées superflues (mais il faut le faire dans toutes les combinaisons possibles), et qu'il faudrait, en revanche, vérifier le contenu des cases au cas où des soupçons seraient portés sur le manque de finesse des oppositions conceptuelles. Autrefois, nous mettions ensemble idée et sentiment, par exemple, mais nous avons pu constater que pour un grand nombre d'opérations, les cases contenaient des procédés qui se distinguaient justement sous ce rapport, en sorte que la subdivision a pu être introduite sans que l'ensemble du tableau se trouve déséquilibré. En revanche, sentiment, perception et sensation sont restés ensemble dans la même série de cases car ils ne provoquaient de multiplication de procédés que dans des cas plus rares. Graphie et graphisme ont aussi été difficiles à distinguer. Il y avait un stade intermédiaire, la fonte typographique, proche de l'alphabet et de la langue comme système, mais touchant tout de même aussi de près au dessin. Il fallait parfois ranger le procédé du côté de l'espace (la dimension des caractères), du côté du dessin (variations des polices), du côté de la lettre alphabétique (la majuscule, définie comme graphie augmentée). Le travail, de nature conceptuelle... consista donc à agir d'une part sur les catégories et leurs critères (mais là, pour aller jusqu'au bout, il aurait encore fallu interroger sur des exemples concrets un nombre suffisant d'usagers représentatifs choisis de façon aléatoire), et d'autre part sur les définitions mêmes des procédés, souvent trop vagues, dotées d'exemples peu typiques, véhiculant des théories anciennes ou récentes peu compatibles, etc. Notre critère (provisoire, puisque rien n'a encore été testé sur le public) a donc été apparemment de pure commodité: ne pas dépasser un nombre raisonnable de procédés par case; remplir si possible toutes les cases.

Mais quelle était la signification précise de choix si modestement pratiques? La pure commodité? Non. La commodité, dans un tel cas, voulait dire un minimum de concepts sans doute, mais aussi des concepts revus et complétés de manière à leur donner partout des extensions homogènes, "congruentes" à plus d'un opérande. L'usage a été réaligné sur lui-même, en quelque sorte. Est-ce à dire qu'il s'agissait d'un montage symbolique analogue aux ésotérismes chiffrés de la haute Antiquité (le yin et le yan, les tétragrammes) et que des exigences formelles entravèrent l'accès au phénomène tel quel? Au contraire! Le phénomène, ici, est uniquement d'ordre culturel. Il s'agit des dénominations-conceptualisations collectives en évolution, de la perception du poétique et du rhétorique dans notre histoire de la littérature. Il a seulement été effectué une mise en ordre fondée sur l'hypothèse que si telle relation est vérifiée dans un type de cas donné, il est possible qu'il soit intéressant de l'essayer aussi dans les autres types de cas qui se présentent. La logique ne fait qu'organiser le donné culturel préexistant. Elle propose une réorganisation qui ne sort pas du vraisemblable. D'ailleurs, les solutions imaginaires qu'elle avance ne sont enregistrées que si les textes livrent des exemples probants. Mais la question des critères de différenciation et de l'implantation dans les pratiques pédagogiques reste ouverte.

On pourrait considérer trois degrés de rapprochement, trois distances dans les approches du phénomène en sciences de l'homme. Aux deux extrêmes traditionnels qu'évoquent souvent les suffixes -graphie et -logie (lexicographie versus lexicologie, etc.), où le donné culturel se voit décrit ou théorisé, il manque une dimension essentielle, que la linguistique, qui sert de modèle méthodologique aux autres disciplines "sèches", a toujours souligné sans l'intégrer suffisamment pour autant faute de moyens. Cette dimension essentielle à la culture est la société. La dimension sociale d'une langue incite immédiatement à considérer des niveaux et une évolution, des capacités individuelles et une dispersion géographique. La dimension sociale a pris une importance capitale en politique avec les sondages périodiques d'opinion; en pharmacie, où les taux d'efficacité sont devenus indispensables au succès. Il reste à l'introduire en grammaire et dans la pédagogie de la grammaire, où l'on se contente encore trop souvent du modèle unique fixé par des normes centralisées par le biais du livre et de la littérature, alors que la réalité fluctue évidemment au gré des besoins. L'accueil récemment réservé au recueil des textes officiels de M. Toubon en a été l'illustration frappante. A côté du zèle de la classe des employés de l'État à préserver de l'anglicisation la clarté française éclata au grand jour la réalité quotidienne des médias et de la pub, en pleine effervescence. M. Claude Hagège, dans le français et les siècles, a montré que les politiques linguistiques, si réglées qu'elles soient, devaient rejoindre la réalité des pratiques courantes pour durer. On ne peut se contenter de poser le problème de la méthode en sciences au niveau des descriptions des variétés possibles dans l'échantillonage d'une part, à celui des élaborations théoriques d'autre part: il faut encore aborder le lien entre ces extrêmes dans la diversité des lieux où il se noue: la diversité des parcours individuels. Tâche infinie? Si l'on ajoute à la langue les contenus, la pragmatique, la littérature, comme y invite la taxinomie des procédés, tâche encore plus infinie, et non moins utile. Mais comment faire ce lien?

Il faut passer par la capacité d'analyse des utilisateurs de notre système d'écriture et d'expression. Il faut retrouver la grammaire individuelle des locuteurs dans leurs actes de parole et leurs réactions linguistiques journalières, faire des sondages, traiter statistiquement les données... Ici, par parenthèse, nous ne nous contentons pas d'émettre un voeu pieu: nous avons mis au point des moyens assez efficaces et rapides qui sont à la disposition des chercheurs. Il s'agit de rédiger des questions à choix multiple, d'analyser les corrélations des réponses obtenues et d'en extraire alors ce que nous appelons des strates de compétence collective, c'est-à-dire le degré de capacité correspondant à chaque type de réaction, capacité entendue au point de vue des valorisations implicites du groupe, bien entendu, et non fixée d'avance par les expérimentateurs.

C'est au détour de tels sondages que l'approche scientifique du procédé commence. Les 1850 cases combinant 25 opérandes et 39 opérations sont peut-être très logiques et réduites au minimum: elles n'en sont pas moins une somme dont chacun ne dispose que partiellement. Si d'aucuns poussent plus loin leurs analyses dans certains secteurs (pensons par exemple aux formes poétiques appelées tailles par les grands Rhétoriqueurs), la plupart se contentent de beaucoup moins. Nul doute que l'approche diversifiée par strates de compétence, étendue à un grand nombre de textes et de lecteurs, ne doive aboutir à une matrice beaucoup plus simple que celle de la Clé, qui cumule les possibles, alors que la plupart des sujets parlants se forgent un sous-ensemble à leur usage, ne consommant du reste qu'un minimum de littérature, souvent d'un même type (évidemment: le roman d'abord). L'histoire des genres littéraires présente une synthèse de cette évolution ou plutôt de ces faisceaux d'évolutions.

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Pour terminer, un mot sur ce que je considère peut-être comme la découverte la plus intéressante de notre approche par organisation conceptuelle de la nomenclature d'un domaine. L'opposition la plus fondamentale à considérer dans le domaine stylistique serait celle d'opération et opérande. On rejoint ici l'étymologie de poésie et le néologisme de Todorov: poïétique. S'exprimer, suivant la conception la plus répandue (implicitement au vocabulaire du domaine), c'est faire qqch., jouer sur les divers aspects du texte (et non pas introduire des écarts, comme l'ont imaginé tant de stylisticiens, qui n'avaient que l'usage comme point de référence).

Et l'avenir de la recherche? Les travaux entrepris sont considérables. Avoir esquissé une ébauche des solutions globales est sans doute utile mais c'est l'établissement des sous-ensembles par strates avec leurs structures spécifiques, l'étude des styles d'époques, de genres, de périodes et d'influences littéraires qui peut revêtir le plus d'intérêt. Ces sub-poétiques recouperont les sub-grammaires et plus généralement les sub-cultures dont parle le colloque de l'Université de Paris-Nord à l'Unesco (1990, V. les Actes). Les classifications, en somme, quand elles sont le fait de la masse des usagers, reflètent déjà largement toutes les préoccupations et toutes les tendances, et toutes les conceptions, du groupe et du temps. Elles sont donc partielles par rapport à la Clé, qui est un champ des possibles.

Et voilà pourquoi les chercheurs et même le grand public aiment tellement la citation de Borges que nous avons donnée en exorde. C'est peut-être une caricature, mais c'est aussi, c'est surtout une image fidèle de nos pratiques effectives... qui met tout le monde à l'aise.

Copyright © 1998 C.A.F.É.